2021 - Robert Wilson - "I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating"

"I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating”

 

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson

Co-mise en scène Lucinda Childs

Metteur en scène associé Charles Chemin

 

Une pièce en deux actes, successivement interprétée par Christopher Nell et Julie Shanahan

en anglais (avec surtitres)

 

Théâtre de la Ville - Espace Cardin (20 septembre - 23 octobre 2021)

Une re-création du théâtre de la ville - Paris en partenariat avec le Festival d’Automne (Paris)


 

1977 - 2021 n’est pas une épitaphe, mais les années qui séparent les deux mises en scène de cette pièce qui fut créée en 1977 par Robert Wilson et qu’il interpréta à cette époque en duo avec Lucinda Childs.

 

Cette reprise ou plutôt cette "re-mise" en scène, après quatre décennies, s’inscrit dans la continuité d’un travail de création expérimental, à partir duquel s’est forgée l’œuvre de cet artiste international d’avant-garde qu’est Robert Wilson. 

 

Le travail de recherche artistique de ce metteur en scène américain, également plasticien, cinéaste, scénographe, a fait des scènes du monde un espace innovant où la lumière a une place prépondérante. Il a su comme personne allier les arts visuels, la chorégraphie, la musique et le texte, dans une alchimie où les corps, en symbiose avec les matières "organiques" de tous ces arts, qui les alimentent, se réinventent. 

 

Cette "nouvelle" création nous entraine dans le mouvement vertigineux d’un dédoublement des personnages, qui tour à tour dans l’enchaînement d’un "même" monologue, jouent deux partitions distinctes pourtant porteuses des mêmes notes. 

 

Un "solo/duo" en noir et blanc divise la pièce en deux parties. Un homme seul sur scène, élégamment vêtu de noir, ouvre la voie. Après un flux de paroles sibyllines, il quitte la scène. Une femme, habillée d’une robe du soir blanche, prend le relais et s’empare à son tour de ces mots singuliers. 

 

Mais il suffit d’un détail, d’un infime mouvement, d’une intonation, d’un effet de lumière pour que l’on s’interroge et peut-être se méprenne. Est-ce bien le même texte ? Des traces parcellaires, laissées par la voix de l’homme, renvoient pourtant à des mots entendus.

 

Effets sonores hallucinatoires ? Faux-semblants de jeux de miroirs ? Cette voix féminine ressemble soudainement à une bande son que ses cordes vocales auraient rembobinée avant de nous offrir cette nouvelle écoute. 

 

Ce double jeu va transformer peu à peu l’espace scénique et par ricochet notre façon de l’appréhender.

 

Cette performance serait-elle une exploration sémantique, une exhortation à sonder l’être et sa façon de voir et d’entendre, ou serait-ce une invitation à entrevoir différemment ce troisième personnage dont parlent successivement l’homme et la femme ? Mais qui est-il ? 

 

Il n’est jamais nommé. Il est "this guy". Omniprésent, il n’apparaît pourtant pas sur scène. Il est celui dont on parle. Il est une voix hors champ que l’on entend, mais dont la vision incarnée demeure un mystère. Il est la sonnerie de ce téléphone vintage auquel répondent l’homme, puis la femme. C’est d’ailleurs cette même sonnerie qui accueille le public au moment où il s’installe dans la salle et sonne sans discontinuer jusqu’au lever de rideau. 

 

Sans que nous le sachions, "this guy" est déjà là. Là pour nous accueillir. Là avant tout le monde. Avant cet homme. Avant cette femme. 

 

"This guy" est celui qui fait lien. Celui qui redonne vie et énergie aux deux protagonistes. Celui qui les hante aussi. 

 

Tel un marionnettiste, il semble animer ces deux corps dans une chorégraphie d’une précision mécanique, parfaitement orchestrée, dans un décor épuré. Un décor dont les objets demeurent communs aux deux parties : le téléphone vintage, posé sur une tablette en bordure de scène, un sofa métallique au design d’une rigueur géométrique, une flûte à champagne et des images en noir et blanc d’animaux diffusées en continu par un vieux téléviseur suspendu. 

 

Ces objets vont être perçus différemment, selon l’espace scénique occupé par l’homme, puis par la femme. Un autre décor, celui-ci en mouvement, et propre à chacun des protagonistes, va donner à ce décor "statique" une impression de métamorphose. Ce dispositif scénographique est fait de jeux de lumières et d’images. Des panneaux lumineux aux couleurs contrastées, aux nuances changeantes et à l’intensité subtilement variante. Ces effets sont associés à des images cinématographiques, projetées en fond de scène et propres à chaque protagoniste.

 

Mais si ces deux personnages évoluent dans une atmosphère en apparence différente, leurs visages sont porteurs d’un même masque. Une couleur blafarde les recouvre, à l’instar des pierrots. Une blancheur spectrale qui gomme les lisières, à faire de ces deux corps un no man’s land où la vie et la mort semblent cohabiter.

 

Une même phrase prononcée par l’homme, puis par la femme, confirmerait-elle cette singulière cohabitation ? "Un homme mourant pourrait-il vous aider ?" 

 

"This guy" est-il lui aussi concerné par ces mots ? Lui dont on ne sait rien.

 

Serait-il un fantôme ? Un désir ? Une hallucination ? Le néant ? La mort ? Les mystères animent ceux, qui sur ces "deux" scènes, les recherchent dans une déconcertante intemporalité illusoire. 

 

Un défi créé et relevé par Robert Wilson lui-même ; lui qui interpréta autrefois cette pièce et qui quarante ans plus tard entremêle une nouvelle fois les fils du temps. Un temps suspendu. Un temps qu’il dissèque en y incluant une dimension temporelle nouvelle qui s’inscrit cette fois dans son propre réel. 

 

Mais que raconte véritablement cette pièce ? 

 

Ce n’est visiblement pas ce qui intéresse Robert Wilson car comme l’indique Charles Chemin, en évoquant le travail de l’artiste, "Cette pièce ouvre un nouveau champ d’expérimentations dans son travail, mais il creuse aussi plus fortement ce même sillon d’une abstraction subjective, déroutante, aux images et paroles marquantes et porteuses de sens malgré elles, (…) volonté de faire du théâtre à partir des pensées mystérieuses qui hantent tout un chacun, en laissant la place au spectateur pour vivre son propre rêve éveillé."

 

Insaisissable traversée d’un espace clos, ouvert sur un "rêve éveillé". Un espace dans lequel les mots glissent, se répètent, rebondissent, provoquent des hurlements dans des corps en mouvement. Des mots comme des projectiles, sortis de voix qui s’interrogent. Ils sont là, au-delà du sens qui pourrait les relier. Des mots comme des fragments en errance dans une mise en scène qui devient une mise en abyme où le réel et l’illusion paraissent singulièrement liés.

 

Robert Wilson nous entraîne dans un art extrême à la beauté vertigineuse. Un art qui semble raccorder les temps, les corps, les sexes, la lumière, l’image, les mots et leur écho. Une partition portée par une discrète musique (Bach, Schubert, Lully, Galasso). Un alliage au sein duquel les mystères s’opacifient, en ouvrant cependant des brèches qui pourraient peut-être nous éclairer si l’on acceptait d’apprendre à voir autrement. 

 

Cette quête exploratoire pourrait aussi parler de nous, de ce mystère qui nous habite et que nous sommes. Le mystère d’être là, en ce monde, telle une énigme comme l’est "this guy". 

 

Les mystères donnent parfois des forces inattendues, là où ils semblent avoir été créés pour les ôter. 

Lien site Théâtre de la Ville
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