Journal de cendres

À propos de "Journal de cendres "

 

 Qu’est-ce qu’un journal ? 

 

Depuis la nuit des temps, des milliards de pages, des montagnes de cendres ; à chacun sa poussière d’encre. 

 

Quelles que soient leurs formes, les œuvres sont des fragments de mondes dont on ne saisit pas toujours la teneur. Une brèche est ouverte. On est sur un seuil. 

 

Les pages de ce « Journal de cendres » sont nées d’un projet. L’envie soudaine de rassembler la matière de mes nombreux carnets dont l’écriture s’étend sur plusieurs décennies. Faire le tri, ne pas laisser dormir ces kyrielles de pages qui ont recueilli pléthore de pensées et autres traversées. Ce Journal… censé être le premier tome d’une série. Mais l’inévitable s’est produit. 

 

Premiers carnets pris au hasard. Certains mots avaient perdu leur force, certaines pages leur raison d’être ; mais sur d’autres, d’intéressantes redécouvertes...  Les "intemporelles". 

 

J’ai donc commencé à rassembler ces morceaux choisis. Mais lentement, presque insidieusement, des mots nouveaux se sont immiscés entre ces lignes et leurs espaces blancs. Un à un, ils ont évincé cette matière première ; n’en laissant que quelques vestiges et parfois aucun. Sans me retourner, je les ai suivis, tout en prenant appui sur ces pages d’autres temps. 

 

Certains jours, la poésie revenait comme en terrain conquis. Mais ça ne suffisait pas. Un seul genre enferme. Il faut briser les barreaux. S’aventurer vers le grand large. Tenter d’improbables rencontres. Faire cohabiter des mondes. Laisser l’imaginaire s’emparer des pans entiers du réel, comme si on lui redonnait une nouvelle chance dans un espace où il perdait sa propre trace. 

 

D’un fragment l’autre, diverses traversées ont constitué les pages de ce journal : quelques-unes romanesques, d’autres volontairement poétiques, des bribes d’interrogations, des affirmations qui doutent, des certitudes qui savent qu’elles sont sur la scène d’un théâtre, des véracités qui ne peuvent être gommées, des parcelles de dialogues, jusqu’à oser une conversation avec un mort. 

 

Des pages où le réel et l’imaginaire, ce couple infernal, décident de faire pleinement corps. Les mots ont beau se bousculer, jouer le jeu de l’instant nouveau ou du travestissement, ce sont toujours les mêmes qui reviennent ; comme s’il était impossible d’échapper à la nature humaine… Absurdité d’être là, en ce monde, sans rien savoir sur l’origine de ce vivant que nous sommes et de cette mort qui nous rattrape sans avoir l’élégance de nous prévenir. Quant à l’amour, une transcendance qui nous élève jusqu’à la chute.

 

On ne sait rien de l’humain. Parfois, les mots donnent le sentiment d’en savoir un peu plus. Sans doute une invention du réel ayant trop longtemps séjourné dans l’antichambre de l’imaginaire.

 

Silhouettes d’encre s’animent sur un sol blanc. Fantômes? Mémoires anciennes, endormies ou enfouies? S’éveillent des voix intérieures. On tend l’oreille. Le silence et son écho. Et les pages deviennent des trous noirs que l’on imagine lumières salvatrices. 

 

Un mot solitaire est tout un univers, mais il peut aussi, parfois, être une racine sans terre.

 

Pages assemblées dans un corps hybride. Elles aussi, demain… des cendres. 

 

Demeure l’idée de la trace dans laquelle la mémoire humaine cherche son empreinte éternelle. 

 

Désir d’éternité. Le mauvais rêve d’un esprit désespéré confronté à l’insupportable réalité d’être une parcelle éphémère du vivant. 

 

La trace. La mémoire. Un jour, il y eut un être humain. Et puis, il a disparu. A-t-il réellement existé ? 

 

Les mots sont là pour rétablir le sens du réel. Les mots sont là pour nous faire douter. Tous les miroirs racontent la même histoire. 

 

Les pages de ce journal peuvent être lues dans n’importe quel sens. Elles sont le résultat d’une expérience où les mots nous rappellent qu’ils ne sont jamais là où on les avait imaginés.



Journal de cendres - Morceaux choisis



Préambule, 


Tout commence par une feuille de papier sur laquelle s’abat une pluie noire 

Silhouettes d’encre


Premiers pas funambules 


S’éloigner de ce rivage où la matière éteint, obstrue, dissimule.


Écrire pour se taire

Faire entendre les silences 


Écrire… 


Les larmes se travestissent. Les joies deviennent pudiques. Les mots sont comme des peaux. Le silence et son écho. 


Parfois, l’intuition d’une présence. Désir d’en savoir plus. Sans certitude. 


Une à une les pages…


Traces d’une pensée dans les décombres d’une traversée, au hasard des souffrances et des moments de grâce. Inventions ou confessions ?

 

Écrire ouvre quelques serrures

Écrire redonne à l’obscurité tout ce que nos peurs lui ont ôté


La lumière n’a jamais craint le noir

C’est même là où on peut l’entrevoir


Les écorces se fissurent 


S’échappe la vie 


Être vivant sans en savoir davantage

Orphelins de notre essence

Condamnés à l’ignorance

Partir dans le silence

Ne jamais revenir


Quelle hérésie !


Écrire

Un fil de soi tendu vers l’autre 

Une envie de partage 

Quitte à…

Ne laisser que des cendres 


Entre les lignes 

Les empreintes dissimulées de quelques mystères 

Les griffures du temps sur des corps absents

Le tracé de lisières jamais franchies

Quelques vapeurs d’ombres et autres secrets millénaires pas encore découverts


L’éternité se nourrit de nos espérances

Les étoiles se griment de nos poussières


Nous étions la promesse d’une matière

Mais nous n’avons pas su faire.



*****



Suaire de sang,


L’homme cherche la grâce et l’amour pour contrer sa nature première.

Souffrance de la chair, de son mystère et de l’éphémère.


Quand la bête est dotée d’un esprit. 

Désir d’élévation jusqu’au chaos.


Éros et Thanatos jouent à cache-cache avec ses nerfs et ses viscères. 

 

Cesser de penser à « cette argile noire », à « ce placenta sanglant » dont savait si bien parler le poète. 


« Sueur de sang » où l’on finit par entendre Suaire de sang. 


Les mots ont tant besoin de silence dans ces moments-là. 


Il faut avoir une grande confiance en l’humain pour devenir écrivain. 

Une déconcertante naïveté même. 


Les mots sont des offrandes bien souvent offertes à l’indifférence, à la vindicte, à la méprise, à l’ignorance. 


Jeter l’âme humaine en pâture... Quelle étrangeté ! 

Un acte salvateur, fraternel ou suicidaire ? 


Il y a ceux qui caressent les miroirs et puis, il y a tous les autres. 


Écrire.

Écrire et sans se retourner, laisser derrière soi cette part intrinsèque qui se détache à jamais. 


L’encre emporte. Un seul courant. Un même mouvement. Irréversible. 

Les matrices sont comme les rivages, elles sont faites pour être quittées. 


Revenir à la quiétude des eaux ; à ce temps où le souvenir s’y baigne sans celui qui le porte. Trop profond le mystère de l’être. La peur de s’y noyer.


Oublier le placenta sanglant. S’accrocher à l’esprit qui respire dans cette douceur aquatique. L’écrin utérin conduit inévitablement vers Thanatos. 

Souvenir amnésique. Le fœtus n’emporte de sa traversée que cette singulière impression de douceur. Le linceul du vivant. Au-delà, c’est la solitude et l’errance. 

Son cri… Son premier chant de détresse. 


Ultime valve. Les eaux s’échappent. La mère est heureuse, mais l’enfant pleure. 

Dernières résistances avant d’être dissous dans la matière de son propre mystère. 

Un mystère que le nouveau-né finira par chercher ailleurs qu’en lui-même. 

Kyrielles de fausses croyances et autres illusions… À foison.


D’un imaginaire l’autre sont nés les dieux. L’homme n’est plus seul. Il s’est trouvé un père. L’architecte de son grand mystère.   


La guerre pour étouffer d’autres voix. Voix dissonantes. Voix mécréantes. Elles pourraient le fragiliser ; mettre en danger ses lois et mondes inventés. Des mondes où le dieu-père est devenu sa matière première. Une force supérieure dont il devient l’esclave volontaire, tout en cherchant à entraîner sous ce joug le plus grand nombre. 


L’homme aurait tant gagné à avoir confiance en lui-même. Mais l’esprit criblé de doutes, il en appelle à ses forces familières. Ses forces musculaires. Et tout finit dans un bain de sang sanctifié. 


Un père à l’image du fils. Il fallait commencer par là. 

Reflet divin. Histoire de reprendre la main. 


Un père transcendé. 

Et la mère ? 


La violence de l’éros fait des femmes des vaincus les victimes des vainqueurs. C’est la guerre. On peut tout y faire. On en oublie les mères. Tout cela se fait au nom du père. Et l’homme se vautre dans les fentes pour justifier sa foi et conjurer ses peurs. 


Sans courage, sans audace, l’homme finira enchaîné à sa propre destinée. Mais en attendant, c’est la guerre. Celle de l’autre. Toujours celle de l’autre. Celui qui a un autre imaginaire. Et pour le faire taire, on ne tire plus de balles. On ne lance plus de grenades ni de bombes. On éjacule dans l’espace clos et intime des femmes des vaincus. 


C’est la guerre. Le sperme veut sa revanche sur le mystère du placenta. Et c’est là qu’apparaît le sang. Et l’esprit ? Il est préférable de l’oublier. Il est préférable de ne pas penser. D’ailleurs, ces hommes-là ne savent rien de ce mot. Penser ! Ils n’ont pas la clé. Ils veulent juste forcer les serrures. S’en satisfaire. Du travail à la chaîne. Rêves de plaisir. Enfin jouir. 


Et l’amour ? 

Une invention de l’autre camp. 


Prisonnier à perpétuité des barreaux de leurs berceaux. Cette guerre-là, jamais ils ne pourront la gagner. Telle est la loi de la nature. Elle sème sans explications. Alors, l’ignare a inventé des textes sacrés et des lois à son avantage. 


Comment accepter ce pouvoir naturel de la mère ? Elle seule sait. Elle seule porte. 

Il leur fallait une autre force.

 

Maman. Était-ce tout cela que proférait mon premier cri ?

Les filles crient aussi à la naissance. 

Peut-être savaient-elles que leurs ventres seraient un jour souillés par des soldats à la cervelle de plomb. 


Le ventre des femmes, l’homme y revient toujours.

L’antre des femmes, c’est l’impuissance de la bête qui avoue en plein jour ses peurs enfantines. 


Sempiternel refrain. Funeste refrain. 

Qui après cela pourra prendre une main de femme sans frissonner ?


Piètres soldats, imaginez vos mères pénétrées, éventrées par l’ennemi. Imaginez vos femmes, vos sœurs ou vos filles. Imaginez et vous verrez cette flamme qui pousse l’homme vers son obscurité. Imaginez. Et vous verrez le miroir de vos dieux devenus assassins sous vos propres mains. Vous qui n’avez pas le courage de vos actes. Vous qui n’avez pas le courage d’agir en votre propre nom. Vous qui voyez encore le monde derrière les barreaux de vos berceaux. 


La guerre… pour en oublier que les cendres sont humaines. 

La guerre… la voie où convergent les fils du père. 

La guerre… pour en oublier les différences qui façonnent les prières.


Et toutes les poussières sont emportées par les vents. 

Ce souffle est sans frontière, sans croyance. 

Inlassablement, il emporte vers la mort.

Et tous ceux qui rêvaient de puissance et d’éternité,

Balayés sans que le père ne vienne les sauver. 


Il paraît que l’amour aurait pu transformer ce monde. 

Mais « l’argile noire et le placenta sanglant » constellent immuablement la nuit des temps. 



*****



Mozart - impressions,



La statue du commandeur. L’augure d’un requiem. 


Les notes transcendent la mort. La voix devient passerelle. 

Transfigurée, elle se laisse ensevelir par une lumière obscure aux profondeurs sibyllines, aux lisières indicibles. 

La voix traverse, transgresse. 

La voix, au-delà des abîmes. 


Les notes sont des soldats de plomb, à qui la main du compositeur doit rendre leur part d’or. Alchimie silencieuse. Les matières se diluent. Les matières se fécondent. 


Mozart a su saisir. Mozart a fini par partir. 

Désormais, la tâche incombe aux musiciens. 

Révéler une présence. La note extrême. Le combat des lisières où rien ne s’altère. 


Le Graal existe. La note suprême existe. Mais aucun n’est à portée de l’homme de chair. 

Lui, l’impatient. Lui qui cherche des diamants. Seulement des diamants. 


Mozart est là. Mozart continue de nous enseigner. Mais le monde est devenu muet, même lorsqu’il s’empare de ses menuets. 


Peu importe la clé qui conduit à la note. 


Depuis la nuit des temps, on cherche à entendre, à savoir. 

Depuis la nuit des temps, à peine quelques notes.


Lorsque la toute première traversa l’oreille d’un humain, l’entrée était trouvée. 

Depuis… Le silence.


Galaxie d’ondes vivantes, les notes s’étirent à l’infini. Un écrin ouvert. Le partage de la lumière. La beauté du divin où l’homme sans dieu, libéré de ses chaînes, s’affranchit de ses croyances. 


La statue du commandeur raconte 

Ce que les êtres ne veulent entendre. 


La peur ensevelit avant l’heure. 


La mort ne retire que nos peaux. 

La mort… La poursuite du voyage. L’expérience de la matière.


La musique le rappelle, mais très peu le comprenne. 



*****



Immuables lendemains,


Une main sort de terre. 

 

Quelle force toxique la pousse à revenir vers ce monde de bourreaux ?

 

La main continue son ascension. D’un cimetière l’autre, la vie repousse. 

 

La main ne cherche plus une autre main. Elle s’appuie désormais sur ses seules forces. 

 

Incommensurable désir de liberté ou simple peur du noir? 

 

Ne pas vouloir devenir la semence de ses bourreaux. Ne rien devoir aux dictatures. Pas même sa mort. Revenir à la surface, même sans son corps. 

 

Pourtant, rien n’a changé à la surface. 

C’est justement pour cela que la main revient. 

 

Retrouver le fil

La force du tracé 

L’espoir pour redonner 

 

La mémoire d’un héritage. Inaltérable liberté. 

 

La main revient toujours vers la source. 

 

La main sortie de terre se dresse vers un ciel ouvert. La terre n’ensevelit pas tout. 

 

Autrefois, cette terre un espace de liberté, le temps d’un rêve partagé. Fugacité des croyances. La révolution d’un jour a fait de ses lendemains une dictature. Les rêves deviennent très vite pourriture lorsqu’ils s’incarnent en oubliant la véracité des serments. 

 

Sous les draps, il y a toujours des corps qui mentent.

 

Les idées sont belles, nobles, propres, tant qu’elles ne sont pas confrontées à la réalité. Le pouvoir est corrosif. Il demande même un courage particulier pour qu’aucune idée sincère ne s’altère. 

 

Certains "révolutionnaires" ne sont-ils pas devenus d’impitoyables tortionnaires ? Dictateurs de ceux qu’ils ont fini par nommer leur peuple. Ils avaient pourtant préalablement pris la précaution de briser tous les miroirs qui jalonnent l’histoire. 

 

Être au pouvoir… L’ivresse des cimes révèle une tout autre nature. Le vertige rend fragile les esprits les plus aguerris. Leurs idées de justice et de liberté avaient autrefois une authenticité et leurs actes une légitimité. Mais une fois au pouvoir, les moyens employés, au nom du peuple et pour ce même peuple, leur font perdre toute crédibilité lorsqu’ils doivent le représenter.

 

Les atours de leurs ennemis finissent bien souvent par devenir les leurs ; eux qui avaient tant rêvé de les dévêtir pour redistribuer à équité. Mais une fois à leur place… Difficile le partage. 

 

Dans le bouillonnement des idées, ils ne pensaient pas à l’après. À cette époque-là, ils communiaient en toute fraternité. Il leur fallait atteindre leur horizon. Passer à l’action. Faire éclore leur révolution. Ensuite, ils disaient toujours qu’ils verraient bien. 

 

Le réel est sans concession. 

 

L’histoire a beau être revisitée, le réel sera toujours là pour remémorer, révéler, éprouver, démasquer. 

 

Immuable réalité. Incontournable réalité. 

 

L’histoire et ses témoins n’ont-ils servi à rien ? 

Est-ce pour cela que la main revient ? 

 


*****



Ecrire,


Jeux de pistes labyrinthiques 

Les pages sont des seuils qui nous accueillent

 

Écrire

S’éclipser de ce monde

 

Tant d’arbres sacrifiés 

Pour satisfaire ce besoin d’ouvrir des brèches vers l’inconnu

Comme s’il n’y avait pas d’autres issues

 

Marcher

Respirer l’odeur des forêts 

 

En d’autres bois 

On s’enracine

 

Les chaises qui nous accueillent laissent parfois, encore, échapper l’odeur de ces forêts que nous avons quittées pour nous ensevelir sous des montagnes d’encres et de papiers

 

Absence volontaire

Vers quel univers ?

 

On a beau se dire que tout cela est vain

Ne mène à rien 

Que nos cendres recouvriront ces pages à peine l’encre séchée

Que tout cela finira par un naufrage dans la noirceur d’une encre devenue bleue car nous n’avons rien réussi de mieux… Impossible de renoncer

 

À la lisière des mondes 

Une à une les pages

 


*****

 


Au-delà du silence… dissidence,


D’un temps l’autre… Les génocides se déplacent. 


Crimes contre l’humanité. 

Plus jamais ça. 


Plus jamais ça

Comme un mauvais refrain.


Le temps rouille les serments


La vie repousse sur les mêmes cendres 


D’une génération l’autre

Les cris des tribuns 


Un à un, ils allument les mèches


Le feu aux poudres de la mémoire 

À réécrire l’histoire.


Nuit des temps


L’homme

 

Un pas sur la lune

Aucun pas en lui-même.


*****

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