« Resurrection », un film de Bi Gan
Le film de Bi Gan est une merveille cinématographique et poétique. Une traversée mémorielle et fragmentaire du XXème siècle où l’histoire de la Chine s’allie à celle du cinéma.
Cette traversée nous projette dans un monde où vivent des êtres immortels qui ont cessé de rêver. Mais certains se dissimulent pour continuer de pouvoir rêver. Ces « rebelles » sont appelés les révoleurs. Mais peut-être sommes-nous déjà à l’intérieur d’un rêve ?
Une femme se met en quête de l’un d’eux. Après une poursuite onirique époustouflante, qui évoque merveilleusement le cinéma expressionniste allemand, elle le trouve et lui offre une façon nouvelle de rêver. Elle lui fait découvrir le cinéma.
Au commencement était… le cinéma muet.
Elle rembobine une pellicule et lorsque celle-ci s’enflamme, le rêve s’éveille et le révoleur se réveille dans… la « vie réelle ».
Chaque rêve sera forgé dans les chutes d’un film. Ce qui fut un jour jeté et non utilisé, comme un moment de vie non vécu, devient une chance de vie nouvelle.
Et c’est avec cette matière illusoire que le rêve façonne la vie « réelle ». Cette mise au monde, qui reprend son cours en un point donné, nous sera contée dans ce qui deviendra un fragment du film et un épisode de vie rêvée du révoleur.
Si la vie est un rêve, cet acte de rêver a pour effet de faire de nouveau s’écouler le temps qui s’était arrêté. À chaque épisode raconté, le temps s’écoule. Mais celui qui se réveille n’en a plus le souvenir. Il se réveille, alors qu’il est en plein rêve et affronte une nouvelle scène de vie « réelle ». Un peu comme si on ouvrait un livre au milieu d’une histoire. Ces fragments de « rêves de vies » font découvrir au révoleur la souffrance, la torture, le chaos, mais aussi l’amour.
Cette mise en abyme du réel et de l’illusion dans un jeu de miroirs déformants, fait de la vie vécue un simple rêve. Une vision inversée du réel qui semble renvoyer à ce Verbe énigmatique de Salomon « Les hommes dorment et lorsqu’ils meurent ils se réveillent. » Sans parler de cette vision ésotérique du monde que renvoient le Kybalion et l’univers hermétique d’Hermès Trismégiste… « Le Tout est esprit. L’univers est mental. » Laissant entendre que nous vivons et agissons à l’intérieur d’un esprit qui rêve dont nous serions la résultante ! D’un imaginaire, l’autre… en écho à ce magnifique voyage onirique que nous offre Bi Gan en utilisant le cinéma comme « véhicule ».
De scène en scène, l’éveil de chaque protagoniste nous propulse dans un monde où les cinq sens seront mis en avant dans chacun des différents épisodes de vies racontées. L’un d’eux est une traversée en trompe-l’œil du cinéma wellesien. Une splendide scène aux miroirs dans laquelle le protagoniste, un pistolet à la main, tire sur celui qu’il veut abattre sans jamais atteindre son corps réel. Au cours de cette scène, une voix intérieure lui rappelle qu’il doit perdre l’ouïe pour traverser le miroir.
Traverser est-ce mourir, continuer de rêver ou renaître à la vie réelle ? Une réalité dont on ne sait plus où elle se situe.
Dans la séquence où l’odorat prédomine, un enfant que le révoleur croise sur son chemin et entraîne avec lui dans un jeu de tricherie, évoque une énigme que son père a écrit sur un billet de 5 yuans. « Qu’est-ce qui s’échappe et ne revient jamais ? » La réponse, lorsqu’elle est connue, renvoie à la banalité du réel et des simples chairs et non à la poésie énigmatique qu’elle évoquait. Ici, en plein rêve, on est au cœur de la réalité humaine.
Dans cet épisode, le besoin de rêver, comme celui de tricher, devient salvateur. S’éteindre vers un nouveau rêve. S’éteindre vers une nouvelle vie où le temps est décompté à chaque renaissance, à chaque épisode. Un temps où la pellicule brûle un peu plus à chaque souffle.
Si l’amour est une possible échappatoire, il faut cependant l’attraper et faire appel au sens du toucher pour y croire. Un impressionnant plan séquence, nimbé de rouge, nous conduit dans les dédales d’une ville portuaire où cette quête d’amour est imbibée de sang.
Peu importe que cet amour ne soit pas vécu dans un contexte idéal, ni ne soit rassurant ; l’important est qu’il soit trouvé, reconnu et s’accomplisse, quel que soit sa durée et sa nature. Il est là, éphémère, mais tangible.
Cette scène se déroule la soirée du réveillon de l’an 1999. Elle ferme un siècle et s’ouvre sur un nouveau millénaire. Le jour se lève sur une mer étale, un soleil lointain à l’horizon. Mais le temps de rêve du révoleur est écoulé.
Et lorsque cesse le rêve, des ombres lumineuses apparaissent comme des réminiscences qui refuseraient de s’éteindre. Elles cherchent un ultime refuge dans une salle de cinéma. Un espace où tout finit par devenir poussière dans l’obscurité d’un temps épuisé.
Ces quelques impressions ne font que frôler ce voyage fantastique que nous offrent les 2h40 du film de Bi Gan. Une traversée vertigineuse, d’une beauté absolue et d’une grande poésie visuelle.
« Toute personne qui tombe a des ailes » écrivait Ingeborg Bachmann. Dans le film de Bi Gan, toute personne qui rêve échappe à l’ennui de l’immortalité et découvre l’horreur du monde « réel » dans une traversée poétique où l’on perd la trace de l’idée même, que l’on se faisait de ce réel.